Les premières étapes du désengagement (de la Libération aux années 1990)

1.1. La culture comme outil de reconstruction nationale (1944–1959)

À la Libération, la France sort exsangue de la Seconde Guerre mondiale. Le pays est matériellement ruiné, moralement fracturé, et politiquement instable. Dans ce contexte, la culture joue un rôle central dans la reconstruction de l’identité nationale. Le gouvernement provisoire dirigé par le général de Gaulle comprend très tôt que la restauration de la grandeur française passe aussi par la réhabilitation de son patrimoine, de sa langue, et de ses institutions culturelles.

Entre 1944 et 1947, un consensus politique se forme autour de la nécessité de reconstruire une identité nationale forte, en s’appuyant sur la culture comme ciment social. Ce processus, qualifié de « bricolage national » par l’historien Michael Kelly, vise à subordonner les clivages sociaux, politiques et régionaux à une vision unifiée de la France. La culture devient ainsi un instrument de cohésion, mais aussi de légitimation du pouvoir.

Le théâtre, le cinéma, la littérature et les musées sont mobilisés pour redonner aux Français un sentiment d’appartenance. Le cinéma, en particulier, connaît un essor remarquable, avec la création du Centre national de la cinématographie (CNC) en 1946. Le théâtre populaire est soutenu, notamment par Jean Vilar, qui fonde le Festival d’Avignon en 1947. Ces initiatives visent à démocratiser l’accès à la culture, tout en affirmant la singularité de la culture française face à l’influence anglo-saxonne.

1.2. La naissance d’une politique culturelle d’État (1959–1968)

La création du ministère des Affaires culturelles en 1959, confié à André Malraux par le général de Gaulle, marque une étape décisive. Pour la première fois, la culture devient une compétence ministérielle à part entière. Malraux conçoit la culture comme un levier de transformation individuelle et collective : « La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert », affirme-t-il.

Sous son impulsion, l’État investit massivement dans la conservation du patrimoine, la création artistique, et la diffusion culturelle. Les maisons de la culture sont créées pour offrir un accès direct aux œuvres d’art dans les territoires. Des commandes publiques sont passées à des artistes contemporains, comme Marc Chagall pour le plafond de l’Opéra Garnier. La culture devient un pilier du projet républicain, au même titre que l’éducation ou la santé.

Mais cette politique reste centralisée, élitiste, et parfois déconnectée des réalités locales. Elle repose sur une vision verticale de la culture, où l’État décide de ce qui mérite d’être soutenu. Cette approche sera remise en question à partir de la fin des années 1960.

1.3. Les années 1970 : entre continuité et premières tensions

Les années 1970 prolongent l’élan initié par Malraux, mais dans un contexte économique et social plus tendu. La crise pétrolière de 1973, la montée du chômage, et les revendications sociales issues de Mai 68 fragilisent le modèle centralisé. La culture commence à être perçue comme un domaine coûteux, difficile à évaluer en termes de rentabilité.

Des voix s’élèvent pour réclamer une démocratisation plus horizontale, une meilleure prise en compte des cultures populaires et régionales, et une décentralisation des décisions. Le rapport Nora-Minc de 1978, commandé par le Premier ministre Raymond Barre, évoque déjà la nécessité de rationaliser les dépenses publiques, y compris dans le domaine culturel.

C’est dans ce climat que germent les premières idées de désengagement : non pas encore assumées comme telles, mais traduites par une volonté de « moderniser » l’action publique, de « responsabiliser » les collectivités, et de faire appel à des financements alternatifs.

1.4. Les années 1980 : entre ambition et début de retrait

L’élection de François Mitterrand en 1981 redonne un souffle à la politique culturelle. Jack Lang, ministre de la Culture, incarne une vision festive, populaire et généreuse de la culture. Le budget du ministère double entre 1981 et 1983. Des festivals sont créés, les artistes sont soutenus, les maisons de la culture sont rénovées.

Mais dès 1984, les contraintes budgétaires reviennent. La rigueur économique imposée par le tournant de la politique économique freine les ambitions initiales. Les premières coupes apparaissent, notamment dans les aides aux petites structures. La décentralisation, amorcée par les lois Defferre de 1982, transfère des compétences culturelles aux collectivités territoriales, sans toujours garantir les moyens correspondants.

Donnée :
En 1986, selon les chiffres du ministère, plus de 60 % des subventions culturelles de l’État sont concentrées en Île-de-France, accentuant les inégalités territoriales.

1.5. Premiers effets visibles du désengagement

Dans les territoires, les effets se font sentir rapidement. Les petites compagnies théâtrales, les musées de province, les festivals locaux peinent à maintenir leur activité. Les élus locaux, confrontés à des arbitrages budgétaires difficiles, réduisent les subventions culturelles. Le patrimoine non classé, souvent rural, est négligé. Des églises ferment, des châteaux se dégradent, des archives disparaissent faute de moyens.

Témoignage :
« Nous avons dû annuler notre festival de musique ancienne après 15 ans d’existence. La région a coupé sa subvention, et l’État n’a pas relayé. »
— Directrice d’association culturelle, Maine-et-Loire, 1989

1.6. Un tournant silencieux mais structurant

Ainsi, entre 1945 et 1990, la France passe d’un modèle centralisé, ambitieux et volontariste, à un système fragmenté, où la culture devient une variable d’ajustement. Le désengagement de l’État ne se fait pas par une rupture brutale, mais par une série de glissements progressifs : recentrage sur les grandes institutions, transfert de compétences sans compensation, conditionnalité accrue des aides, montée en puissance du mécénat.

Ce tournant silencieux prépare les décennies suivantes, où la culture sera de plus en plus soumise aux logiques de rentabilité, de visibilité, et de concurrence territoriale.

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